La génération du « cool-pas-grave »
Soixante Huit a marqué en France un tournant, celui de la remise en question de toute autorité. « En France » ne signifie évidemment pas que ce tournant ne concerne pas le monde entier, ramené par la mondialisation aux dimensions d’un village, mais circonscrit l’étude du phénomène à ce que j’en connais pour l’avoir vécu depuis le début, arpentant en mai Soixante Huit les pavés du Quartier Latin à Paris.
Le côté positif de cette remise en question a été, est et restera la nécessité pour toute autorité d’être légitimée, autrement que par l’argument d’autorité, fut-elle divine ou naturelle. Je ne reviens pas sur cet apport définitif : j’en veux pour preuve la hargne avec laquelle l’autorité actuelle, incarnée en France par Sarkozy, s’attaque à cet héritage.
Le côté négatif de cette remise en question, son excès, ses outrances, entraînée qu’elle était pas l’effet de balancier, est la négation de toute autorité, exprimée dans le slogan fameux et impossible : « Il est interdit d’interdire ! ».
Ces deux effets combinés ont produit la génération « cool-pas-grave » qui aujourd’hui arrive à l’âge adulte et qui n’a pas fini de nous surprendre, de nous étonner et de nous choquer, nous les Soixante Huitards qui l’ont enfanté. Nous avons accouché d’une société qui nous dépasse ! En positif et en général, cette génération est « à l’aise » en toutes circonstances. Ne connaissant ni Dieu ni maître et sûre d’elle-même, elle est à même de dialoguer d’égal à égal avec tout un chacun, de s’investir, de contredire, d’innover et d’entreprendre.
En négatif et en général, cette génération est « trop à l’aise », et n’admet aucune remarque. Elle se débarrasse de tout reproche, de toute invitation à mieux faire, en disant tranquillement « C’est pas grave ! ». Soit elle vit dans l’illusion d’aimer tout le monde, illusion divinisée et canonisée dans le courant « Peace and Love », et en tire logiquement la conclusion que, quand on aime, rien n’a d’importance. Soit elle a tourné le dos à la même illusion et proclame son cynisme, l’assume comme un pragmatisme : « Je n’aime pas, moi, j’agis ! », et ce n’est effectivement pas grave s’il y a des loupés et autres dommages collatéraux. Il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne font pas d’erreur !
Tenter par tous les moyens d’effacer Mai Soixante Huit, comme si on pouvait revenir en arrière et faire que quelque chose qui a été n’ait pas été, c’est donner dans la science fiction ! Au lieu de cela, toute autorité actuelle doit s’imposer deux attitudes.
Tout d’abord, toute autorité doit vérifier en toute occasion sa légitimité. Si elle sort des urnes, elle doit vérifier qu’une orientation est conforme aux souhaits de la majorité. Si elle est fondée sur un savoir, une expérience, une sagesse reconnus, elle doit se montrer à la hauteur de sa réputation sans forfanterie, ni mensonge, ni effets de manche : elle enseigne ce qu’elle sait, et avoue ce qu’elle ne sait pas. Par exemple, quand le président fait passer en douce une décision qui a été rejetée par référendum, ou quand il déguise ses opinions en évidences, c’est sur cette légitimité qu’il s’assoit, et, cela, qu’il le veuille ou non, Mai Soixante Huit ne le permet plus !
Ensuite, toute autorité doit donner l’exemple, non seulement dans les discours officiels, mais en actes et en vérité, y compris dans la vie privée, qui n’a rien de privé. Elle doit montrer à la génération « cool-pas-grave » que, bien au contraire, tout est grave, que cela s’appelle le respect de l’autre, et que ce respect nous différencie de l’animal.